Les deux mondes de la guitare ektrique
Depuis les années 50, les guitaristes parlent de deux mondes. Le monde Fender et le monde Gibson. Une vieille histoire donc, qui fête ses 70 ans passés aujourd’hui.
GIBSON
Gibson s’était imposé comme premier luthier national aux Etats Unis depuis sa naissance au début du siècle passé. C’était le symbole de la lutherie industrielle. Industrielle bien sûr, parce que société importante et officielle, mais lutherie parce qu’elle se targuait ( à juste titre), de respecter les us et coutumes du noble art de la lutherie. Cette place de premier luthier américain ne fut jamais véritablement mise à mal par la concurrence qui, d’ailleurs, se contentait d’emboîter ses pas dans ceux du géant.
Puis arrivèrent les fifties. Les guitares acoustiques d’alors étaient à table plate, comme on les trouve toujours de nos jours et à table bombée (ou arch tops). Si Martin était leader sur le premier marché, Gibson s’était reservé la part du lion sur le deuxième. Avec une indiscutable légitimité, Orville Gibson ayant lui-même inventé le genre. Grand admirateur de Stradivarius, il avait décidé de s’inspirer des travaux du luthier italien pour construire un nouveau type de guitare à table bombée au début du XXème siècle.

de G à D: deux acoustiques à tables plates (une Martin et une Gibson) et une acoustique arch top Gibson.
ON PASSE A L’ELECTRIQUE
Lorsque la fée électricité débarqua chez les cow-boys guitaristes, ce fut sous la forme des micros électromagnétiques et des premiers amplificateurs. Par le plus grand des bonheurs, la guitare archtop se prêtait fort bien à l’électrification puisqu’il suffisait de creuser un trou sur la table et d’y fixer un micro pour que la guitare archtop acoustique devienne électrique. Chose beaucoup moins aisée pour une guitare à table plate, ne serait-ce qu’à cause de cette con de rosace qui est juste où il ne faut pas!
Gibson et tous ses confrères n’eurent donc aucun mal à transformer leurs archtops acoustiques en version électrique. Mais les années 40 qui auraient pu devenir l’âge d’or de ce nouvel instrument vont être perturbées mondialement par un excité teuton à moustache. Gibson et ses confrères vont devoir faire participer leur outillage à l’effort de guerre et mettre la musique en sourdine.
Une fois le moustachu neutralisé, certains Américains ayant eu la chance de ne pas tomber à Omaha Beach reprennent goût à la vie civile et se penchent sur le berceau du nouveau bébé.
LES PIONNIERS DE LA SOLID BODY
Les plus malins comprennent alors que l’amplification de la guitare change la donne de sa conception. Etant désormais audible grâce à ses micros, la guitare ne traîne-t-elle pas inutilement sa grosse caisse encombrante pour pas grand chose?
Partant de ce constat, Paul Bigsby, Les Paul et Léo Fender vont faire chauffer la colle et faire tourner les chignoles chacun de leur côté.
Le premier construit des guitares à caisses pleines pour des amis musiciens renommés, mais de façon artisanale. Mais si son nom est passé à la postérité, c’est aujourd’hui bien plus pour ses vibratos légendaires que pour sa production de 6 cordes. Seuls les initiés connaissent la guitare qu’il a construite pour Merle Travis et pratiquement personne la poignée des autres instruments.
Le deuxième va devoir un peu patienter pour prouver qu’il a du flair et on y reviendra plus tard.
Léo Fender, quant à lui, construit déjà depuis quelques années des steel guitares amplifiées. Au début des années 30, Adolph Rickenbacker a créé le premier modèle de ce type de guitare, suivi ensuite d’une guitare “espagnole”, mais personne encore n’a décidé de virer la caisse de résonance.

Deux punkettes destroy tenant la première lap steel électrique: la Frying Pan de Rickenbacker. A droite, la première guitare électrique: “l’Electric Spanish”, du même Rickenbacker (1933).
Léo Fender décide de se lancer. Mais contrairement à Bigsby, il veut un produit grand public, fabriqué en quantité industrielle. C’est ainsi que naîtra l’Esquire, puis la Broadcaster, rebaptisée ensuite Telecaster.
(Bigsby et Fender se tirerons la bourre par la suite au sujet de la paternité de la première solid body. On y reviendra plus loin, mais à l’évidence, c’est bien Bigsby qui construisit la première, et Fender qui commercialisera la première à échelle nationale, puis mondiale.)

Une réédition du prototype de Fender pour sa future Esquire (un micro), qui sera suivie de la Broadcaster (deux micros), rebaptisée très vite Telecaster.
LE TELE DEBARQUE
Celle qui va devenir la Telecaster marque donc l’entrée du type de guitare électrique le plus répandu de nos jours. Et peu de temps après, Léo Fender va même enfoncer le clou en créant la Stratocaster qui demeure à ce jour, la référence du genre.

En haut, une Telecaster de 69 (l’Esquire sera commercialisée en 50, suivie de la Broadcaster. Gretsch ayant déjà une ligne de batterie appelée Broadkaster, Fender rebaptisera sa guitare Telecaster vendue dès 51). En bas, une Strat Plus des années 90 ( La Stratocaster, ou Strato, ou Strat, selon l’usage courant, sera commercialisée trois ans plus tard).
Si l’entrée de la Telecaster dans le marché se fait d’abord de façon discrète, c’est surtout parce que sa forme rudimentaire ne correspond pas aux canons esthétiques de l’époque, et on la traite ironiquement de pelle ou de pagaie.. Mais le ver est pourtant dans le fruit.
Plus vite qu’on ne le croyait, le ver commence d’ailleurs à faire des dégâts et Gibson s’en alarme. Gibson dont la direction a de quoi culpabiliser car elle a viré le jeune Les Paul qui était venu leur proposer un projet identique au milieu des années 40!! Entre temps, Les Paul est devenu un guitariste confirmé et reconnu qui bénéficie même de son temps d’antenne à la télévision! Gibson décide de rattraper le temps perdu et convoque ce Les Paul pour contrer Fender.

D’aspect très rudimentaire, le bousin que tient Les Paul est néanmoins une interprétation structurellement juste de la solid body. Le guitariste à vissé un manche à un gros tasseau de bois, constituant ainsi un bloc sur lequel sont montés les micros. Les ailes d’une demie caisse rajoutées sont pleines et n’ont donc plus aucune propriété de résonance..
LES DEUX MONDES
Pour comprendre ce qui différencie les deux signatures sonores, il suffit de comprendre dans un premier temps ce qui différencie les deux sociétés.
D’un côté, une entreprise renommée dont la réputation s’est faite en une cinquantaine d’années de lutherie traditionnelle de qualité. Soit une vénérable entreprise.
De l’autre, une jeune société crée par un électronicien passionné qui veut moderniser la lutherie industrielle.
Avant même que la Tele et la Les Paul n’existent, les deux concurrents sont déjà sur deux voies musicales différentes. Gibson a certes été un grand nom du banjo ou de la mandoline qui étaient très populaires aux USA avant l’ère de l’amplification, mais, à cette veille des années 50, les guitares électriques de la marque sont associées au jazz et les premiers endorseurs, officiels ou non, sont des jazzmen, à l’image de Charlie Christian.
Léo Fender lui, est un adepte de la country et c’est une des raisons pour lesquelles il a commencé à construire des steel guitares.
Lorsqu’il invente la Telecaster, Fender est à la recherche d’un son brillant, avec une attaque franche et précise. Un but qu’il se fixe également quand il construit ses amplis. Amplis qui vont connaître le même destin miraculeux et mondial que ses guitares.
En tant qu’ingénieur, Fender fait vite le tour du sujet et décide plusieurs choses fondamentales. D’abord, bien sûr, il remplace la caisse de résonance par une planche de frêne des marais (un prototype au moins, sera en pin). Ensuite, il s’attaque au manche. Coller un manche à une planche lui semble bien compliqué alors que 4 vis peuvent faire tout autant l’affaire. La touche? Pourquoi s’emmerder à rapporter une touche en bois sur un manche qui l’est déjà? ( en bois. Suivez!) Il choisit donc un érable dur sur lequel il insérera ses frettes directement. ( par la suite, Fender fabriquera les deux types de touches rapportées ou non).
Le manche des guitares archtop étant traditionnellement collé aux caisses en formant un angle plus ou moins prononcé, Fender décide de tout mettre dans l’alignement.
Et pour les mécaniques, il continue dans la simplicité, avec 6 tuners en ligne, un principe qu’on trouve déjà sur des Martin du temps ou Friedrich vivait encore en Autriche. Fender dira d’ailleurs que ce type de tête était même antérieur à ces têtes Martin et existaient dans certains instruments à cordes bien plus anciens. Il le dira pour se défendre contre l’accusation de Bigsby qui trouvait un peu cavalier que ce jeunot se soit inspiré de la gratte de Merle Travis dont Fender a en effet disposé durant une semaine! De fait, sans s’immiscer dans cette guéguerre dont nous faisions mention plus haut, les rares photos du prototype de la Tele de Fender prouvent qu’elle naquit avec une tête à 3 mécaniques de chaque côté.. Sur le fond, il est pratiquement sûr que les deux protagonistes se sont surtout affrontés parce qu’ils avaient la même vision moderne et efficace.

de G à D: une tête de guitare acoustique Martin (fin des années 30), une tête Bigsby (réédition de modèle fin 40 début 50), tête de Telecaster et tête de Stratocaster. A chaque fois, le principe est de garder les cordes dans l’alignement.
Fender, donc, fabrique sa guitare avec un souci d’efficacité maximum, mais en gardant toujours à l’esprit que son instrument doit être l’arme ultime pour la musique country qu’il affectionne. De fait, lorsqu’elle sort de l’usine, la Telecaster est une guitare sobre, sans aucune fioritures, mais dotée de l’essentiel pour devenir une bonne guitare électrique solid body.
Quelques mois plus tard, donc, Gibson s’attache les services de Les Paul pour mettre au point la première solid body maison. Là encore, on a droit à un conflit d’ego entre Les Paul et Ted MacCarty, président de la compagnie à l’époque. Alors que ce dernier prétend que les ingénieurs maison ont proposé les protos à Les Paul, ce dernier a toujours affirmé qu’il avait tout dessiné de sa main. Les deux gugusses étant morts tous les deux, fermons donc pudiquement les yeux sur ce petit couac qui n’a d’ailleurs pas fâché pour autant les deux hommes, semble-t-il .
Gibson décide donc de fabriquer aussi des solid bodies, mais sans vendre son âme à ce diable de Fender. On imagine d’ailleurs que les ingénieurs maison devaient trouver la Telecaster particulièrement laide comme la majorité des gens de l’époque. On décide donc, à Kalamazoo, le centre historique de la marque, d’être intransigeant sur la beauté classique du modèle. Pour ce qui est du son, le problème est réglé, Gibson disposant déjà de son micro simple P90, la Les Paul naîtra nantie de ce micro. Pour les bois, il suffit de s’en remettre à la tradition de l’entreprise qui utilise déjà les manches en acajou.
La caisse devait être la pièce maîtresse de la Les Paul, afin de bien enfoncer le clou face à la planche simplissime de Fender. Gibson disposant d’un outillage lui permettant de creuser des tables archtop, l’idée finale fut de construire la caisse en deux parties, collées en sandwich. Le haut était une planche d’érable de quelques millimètres, sculptée en voûte. Le bas, en acajou, était beaucoup plus épais et constituait l’essentiel de la caisse.

La Les Paul qui sort en 1952 est dorée (gold top) comme la guitare du bas, une réédition du custom shop Gibson, mais les micros sont des P90 comme ceux du modèle du haut, une LP Pro Deluxe. Les premières Gold Top sortiront d’abord avec un chevalet cordier en trapèze qui sera vite remplacé car mal adapté à la guitare.
Le début des années 50 voyait donc la naissance des deux premières solid bodies de production de masse. Et par la même occasion, ces deux mondes. Comme on peut parler de l’essence et du diesel en automobile, de l’animal et le végétal, de Pince mi et pince moi..
Sauf qu’à ce stade de l’aventure, la plus grosse différence reste à viendre.
La Telecaster, puis la Stratocaster, mais également d’autres modèles qui suivirent, étaient donc des guitares claquantes, au son plutôt métallique et brillants, alors que la Les Paul se comportait comme une vraie Gibson, plus douce dans l’attaque, avec un son plus boisé. Pourtant, les deux constructeurs utilisent des micros simples qui sont les seuls existants. Déjà donc, la lutherie, la construction et la différence entre deux micros simples séparent les deux philosophies de son.
Mais Gibson aimerait bien civiliser ces micros simples. Que ce soient les P90 de la Les Paul ou les micros de Léo Fender, le son est en effet plus que satisfaisant, mais ces fumiers de simples n’aiment pas les champs magnétiques. Jouer sous une rangée de néons, par exemple, ajoute une ronflette indésirable.
Donc, Mac Carty demande à l’ingénieur Seth Lover, de travailler sur le sujet. Celui-ci trouve la solution en s’inspirant d’un principe qu’il avait déjà utilisé dans la construction d’amplificateur. Ce nouveau micro se présente sous la forme de deux simples solidaires montés en opposition de phase électrique et magnétique. Je n’y comprends rien, comme vous et moi, mais cela, en tout cas, eut pour effet d’annuler ce bruit parasite qui pouvait contaminer le son des simples. Ce bruit, appelé “hum” en anglais, donna le nom à ces nouveaux micros dits “humbuckers”, qui, quasi modo, veut dire “éliminateur de bruit de fond”.
L’histoire des deux mondes était dite. Et reste d’actualité.
Certes, Gibson et Fender ont pu parfois faire des entorses à la règle. Des Strat sont apparues avec des micros doubles.. Gibson a produit des manches de guitares vissés.. Mais ces cas sont rares, en plus d’être toujours mal accueillis des musiciens qui achètent justement une Fender pour le son Fender et une Gibson pour le son Gibson.
On peut se questionner en revanche sur cette restreinte dualité. Après tout, pourquoi pas 3 mondes, voir 4, 10 ou mille? En théorie, bien sûr, il en existe autant que de modèles de guitares différents, mais Fender et Gibson représentent deux pôles bien distincts qui servent de référence aux musiciens.
Voilà pour la théorie. Dans la pratique, on s’aperçoit vite que ces considérations sont à prendre avec des pincettes. Ne vous fiez pas en effet au son de vos musiciens préférés car qu’ils jouent sur une Fender ou une Gibson, ils parviennent souvent, grâce à leur jeu abouti, à faire ressortir leur personnalité malgré cette affaire de deux mondes.
Pour l’exemple, je vous encourage à écouter ces deux extraits d’Hendrix jouant le même morceau dans les “deux mondes”.. On suppose que les deux guitares sont branchées sur les amplis Marshall qu’affectionnait le guitariste, et ce, avec des réglages identiques. Les oreilles averties y entendront sans aucun doute ces différences dont nous avons parlé, mais pour beaucoup d’entre nous, il s’agira plutôt de nuances. Et que ceux qui n’entendent pas de différence notoire se rassurent, les plus malins cités avant, ne s’en sortiraient peut-être pas aussi bien en blind test.
Hendrix (Red house) sur Gibson SG custom avec humbuckers, manche palissandre:
Hendrix (Red house) sur Fender Stratocaster avec micros simples, manche maple:
Pour être le plus impartial possible, ajoutons aussi qu’un bon musicien adapte aussi son jeu à son instrument. On notera d’ailleurs qu’Hendrix bricole ses potards au début de la vidéo version Gibson pour obtenir un son plus brillant (celui, à priori, qui correspondait le plus à sa signature sonore). On peut donc jouer sur une Gibson et tenter de se rapprocher d’un son de Fender et inversement. La théorie des deux mondes ne nie pas une certaine polyvalence des marques quelles qu”elles soient.
Méfiez nous aussi de ce que nous entendons. Ici, nous avons deux guitares différentes, mais également deux prises de son différentes. A nous de faire la part des choses, et ce n’est pas toujours facile. Ne parlons pas des CD enregistrés en studio où la guitare est le premier maillon d’une chaîne audio pouvant en contenir beaucoup!
Finissons avec cette assertion de Jeff Beck qui disait qu’il ne jouait plus sur Les Paul, estimant que son style sonnait plus conventionnel avec cet instrument. Je vous invite à écouter une version de « Scatterbrain », de l’album « Blow by Blow » de 1975, enregistrée à l’époque avec une Les Paul. Puis une deuxième version plus récente, en live. A vous de voir (et surtout entendre) si vous avez le même avis sur la question.
Jeff Beck “scatterbrain” Gibson Les Paul:
http://www.youtube.com/watch?v=9xoC0rHd01w
Jeff Beck “scatterbrain” Fender Stratocaster (Live):
http://www.youtube.com/watch?v=mgCbZdLhE1s