Le gros pavé d’Uli dans la mare de Bob
Il y a quelques semaines que le synthé Behringer D est dans le commerce, mais il n’a pas attendu ce jour pour semer le bordel dans le milieu du synthé.
Le petit pavé qui a mit le feu dans la mare (smoke on the water)
Uli Behringer, le patron de cette marque connue pour son matériel très bon marché, avait annoncé il y a déjà plus d’un an qu’il comptait se lancer dans le clonage de machines analogiques mythiques, en commençant par le plus emblématique: le Minimoog. Le prix annoncé était étourdissant puisqu’il tournait autour des 450 euros. Et pourtant, on avait pas tout vu, puisqu’alors que j’écris cet article, le prix du synthé est de 340 euros !
Rappelons que la machine qui est visée est le Minimoog dont la réédition datant de 2016 , qui a vécu un an, est vendue 3500 euros (le produit, malgré l’arrêt de sa construction se trouve encore facilement en stock en magasin) . Il y a de quoi tousser.
Avant de débattre de cette affaire qui mobilise le landernau de la synthèse sur Internet et dans la presse spécialisée, faisons un résumé rapide de l’histoire du Minimoog qui nous permettra de mieux mettre en perspective les deux machines.
Avant de débattre de cette affaire qui mobilise le landernau de la synthèse sur Internet et dans la presse spécialisée, faisons un résumé rapide de l’histoire du Minimoog qui nous permettra de mieux mettre en perspective les deux machines.
Né en 1970, le Minimoog a été le synthétiseur de scène le plus apprécié des professionnels, avec comme seul concurrent sérieux, l’Odyssey d’ARP. Sa production prend fin en 1982.
De 1970 à 1982, Moog a vendu un peu plus de 12000 Mini et, en tant que synthétiseur compact, n’a eu de réel concurrent que l’ARP Odyssey sur les scènes internationales. Le Minimoog, était une machine assez chère, dont on vante les qualités de son filtre très performant pour les basses et les lead. Et effectivement, sur certains tubes dantesques des années 70 à nos jours, on reconnaît aisément le son Moog. Mini ou pas, d’ailleurs.
Le numérique, puis l’interface MIDI, vont faire oublier un temps les synthés analogiques et les pionniers américains du synthé analogique vont disparaître petit à petit des radars, mangés par les ogres japonais. Après une absence d’une vingtaine d’années, Robert Moog refait néanmoins surface en maîtrisant parfaitement le timing, car la magie du numérique passée, certains musiciens réclament un retour à un son plus analogique.
En 2002, Robert Moog lance opportunément le Moog Voyager, présenté comme le successeur moderne du Mini.

Le Moog Voyager Performer. Ici, c’est un modèle avec deux molettes éclairées, mais qui étaient une option.
Le Voyager est analogique mais possède tout l’attirail MIDI qui lui permet d’intégrer le monde numérique en gardant son identité sonore Moog. L’esthétique et les dimensions sont suffisamment identiques au Mini pour tromper aux premiers abords, mais le tableau de bord a subi des changements assez importants, dont un pad tactile et des capacités de modulation plus élaborées.
Robert Moog ne se doute peut-être pas alors qu’il vient d’ouvrir la boîte de pandore, car assez vite, certains utilisateurs ironisent sur le son du nouveau venu. Les différences, si elles existent, ne sont pourtant pas aussi flagrantes, à mon sens, et le Voyager garde son identité Moog sans blasphémer le vieux Mini. La société va profiter néanmoins de ces critiques pour se remplir les poches en continuant sur deux voies distinctes : le Voyager et un retour vers le Mini d’origine.
Le premier modèle du Voyager, appelé également Voyager Performer, sort donc en 2002 et, en 2005, une version expandeur est proposée : le Voyager RME.

Voyager RME (Rack Mount Edition), l’expandeur du Voyager dont il reprend pratiquement toutes les fonctions, sauf le pad tactile. Retenez bien ce nom Voyager RME car on comparera cette version un peu plus bas, avec le Behringer D.
Une version Voyager Old School, sans implémentation MIDI débarque en 2008. Un modèle plutôt étrange puisque malgré une modeste réduction de prix, il est bien dommage de se priver du MIDI.

L’old School est également dépourvu du pad tactile, mais surtout de toute implémentation MIDI. Ça reste un Voyager et pas encore une réédition du Mini.
Mais ce retour vers le passé va aller encore plus loin avec la sortie d’une réédition parfaite du Mini Moog, commercialisé en 2016 : le Moog Model D. Cette fois, plus de version moderne comme le Voyager, mais juste une copie la plus exacte possible du modèle des années 70/80, le MIDI en plus. A ce jour, il semble que la machine contente les grincheux qui critiquaient le Voyager.

L’appellation « model D » rappelle que le Mini d’origine a été commercialisé après trois prototypes : le A, le B et le C. Le Mini était donc, dès le départ, un modèle D.
Voici donc, en résumé l’histoire de ce Moog Model D de 3500 euros, concurrencé aujourd’hui par le Behringer D.
Pas de langue de bois pour Uri :
Dans un premier temps, on peut au moins saluer la transparence du constructeur allemand qui a déclaré clairement qu’il se lançait dans le clonage parce que les droits étaient désormais dans le domaine public (sur ce point précis, les obligations de droits d’auteurs, de brevets déposés selon telle loi nationale ou internationale et autres tracasseries de prétoires m’échappent complètement et je me fie à ce que Behringer avance).
Dans les faits, le clonage de vieux bousins des sixties et seventies n’a d’ailleurs pas attendu Behringer, mais était plutôt le domaine de petites entreprises très ciblées vintage, voire de constructeurs semi-artisanaux. Et le prix était à l’avenant.
Qu’est-ce qu’on compare ?
Le Boog (c’est le nom que donnent déjà les internautes au Behringer D : un Moog avec un B au début comme Behringer) est un expandeur reprenant exactement la présentation du modèle Moog. Comme il n’existe pas d’équivalent sans clavier du Moog Model D, on se référera au Moog Voyager RME, sachant que Voyager et Model D, chez Moog, sont vendus pratiquement aux mêmes tarifs, soit 3500 euros. Le Voyager RME étant à 2500 euros, on peut en déduire que la version d’un Moog Model D coûterait la même somme.
Concernant le Boog, en voulant continuer dans cette logique, il faut lui ajouter un clavier équivalent au Model D, qu’on trouve facilement dans les 100/150 euros.
+ 100/150 euros, soit 440/490 euros.
Une majeure partie des acheteurs potentiels du Boog étant sans doute déjà dotés d’un clavier MIDI, ces 100/150 euros ont pour but unique de comparer deux machines le plus proches possible. (afin de ne pas répéter cette estimation de 100/150 euros, nous garderons le prix le plus haut de 490 euros, arrondis à 500, mais chacun fera sa petite cuisine s’il le veut).
Et le son ?
Faire la comparaison ici de deux synthés que je ne possède pas semble pour le moins étranges. Je pars uniquement d’impressions d’écoute au casque de post d’internautes. Des posts qui suscitent déjà des commentaires protestant contre les personnes qui, comme moi, se font une idée à travers le filtre YouTube. Mais soyons clairs : ici, nous comparons une machine qui vaut 500 euros à une autre qui en vaut 5 fois plus. J’estime pour ma part, qu’une telle différence de prix, si elle ne se justifie pas à mes oreilles, fut-ce à travers un casque (de très bonne qualité, je précise) et via une vidéo de type HQ, demande quelques explications. Car, je le dis tout net : pour moi, les vidéos que j’ai vues ne me font pas douter une seconde : le son des deux machines est identique, ou peu s’en faut (faut bien faire un pas vers les chichiteux !).
Les moins et les plus
Main d’œuvre
On y pense tout de suite, et on a raison : le Boog est construit en Chine et ne s’en cache pas. Moog, en revanche, clame haut et fort que sa machine est « made in USA ». Mais qu’est ce que ce « made in USA » signifie-t-il, en réalité ? Est-il fabriqué à 100% aux Etats Unis, est-il seulement monté aux Etats-Unis, à partir de pièces fabriquées ailleurs (suivez mon regard) ? Personnellement, je ne connais pas suffisamment la loi américaine concernant les appellations officielles et légales des produits manufacturés. En France, on connaît en effet tous le jambon de Parme qui vient de Hongrie ou d’autres étrangetés étiquetées autochtones, par la grâce de quelques interprétations audacieuses du règlement. Quand est-il aux USA ? Je le répète : je n’en sais rien. Toutefois, que les employés de Moog fabriquent la machine de A jusque B ou de A jusque Z, il y a, de toute façon, une différence entre le salaire d’un américain et celui d’un asiatique de 6 ans.
La délocalisation
On vient d’en parler, mais j’y reviens parce que les débats sur Internet m’ont beaucoup amusé, surtout le commentaire d’un américain qui, après que le sujet soit évoqué, se disait triste qu’on mélange la politique dans une discussion sur un si bel instrument de musique. Ha !ha ! Ce serait tellement bien, en effet, que nous débattions du pour et du contre le Boog en ne parlant que de son, de prix et de beauté esthétique. Hélas, non, si le Boog vaut 5 fois moins cher, c’est AUSSI parce que tout est fait par des petits asiatiques mal payés. C’est ça, le revers de la médaille de la délocalisation: pour que les pauvres des pays riches s’achètent les machines de leur rêve, il faut que les pauvres d’autres pays les produisent. Et vous aurez noté que je n’ai pas dit « les pauvres des pays pauvres ». Car la Chine n’est pas un pays pauvre. Je suis étonné que BHL ne s’en plaigne pas plus souvent !
La marque
Indiscutablement, une machine badgée Moog vaut forcément plus cher que la même badgée Indiscutablement, une machine badgée Moog vaut forcément plus cher que la même badgée Behringer. La première marque est synonyme d’un passé prestigieux et porte même le nom d’un pionnier américain de la synthèse de son, alors que l’autre, au contraire, est synonyme de matériel d’entrée de gamme dont Behringer s’est fait la spécialité. Parfois avec succès et ambition (le catalogue est multidisciplinaire et très étoffé), mais parfois aussi, en tirant sur la camelotte et en pompant joyeusement la concurrence qui se manifeste parfois quand la copie est trop évidente, par avocats interposés.
Quoiqu’il en soit, ce n’est donc pas la marque Behringer qui pèse lourd dans la facture du Boog, mais il n’en est pas de même pour Moog. A titre indicatif, en 1981, la firme sort le Rogue, petit synthé très modeste, et vend une licence à la société Réalistic qui sort sa propre version, dans le même temps, le Concertmate MG-1.

Deux synthés sortis du cerveau de Robert Moog. Il existe néanmoins une légère différence de son, le Rogue étant plus pêchu. Toutefois, selon certains, le Realistic est préféré pour une plus grande polyvalence.
Sur les documents ci-dessus, les différences sont cosmétiques mais structurellement, les deux synthés sortent d’un projet commun. Les quelques partis pris divergents font d’ailleurs que certains préfèrent le Realistic en lui donnant un meilleur ratio prix/performance. Pourtant, sur le marché de l’occasion, les prix du Rogue tournent autour de 500 euros pour une cote moyenne de 300 euros pour le Concertmate MG-1. Je n’ai pas d’informations sur les prix neufs, à la sortie des deux instruments, mais on imagine que ce fut déjà le cas. Le logo Moog a été et demeure très cher, c’est le fruit du succès et de la popularité de Moog.
Les composants électroniques
Alors que l’essentiel du Model D est bâti autour d’une architecture à base de composants traversant et d’une très petite quantité de composants montés en surface, le Boog utilise exclusivement cette dernière technique (CMS). A l’écoute, il semble que rien ne différencie ces deux techniques et les avantages pour Behringer de travailler avec les CMS, méthode massivement utilisée dans l’industrie électronique, est de réduire les coûts de fabrication (de 25 à 50%, selon Wiki). Elle permet aussi de réduire la taille des machines fabriquées, les CMS se manipulant parfois avec une pince à sourcil et une loupe, voire un petit microscope. Actuellement, quelques bricoleurs habiles de leurs mains et dotés de bons yeux s’amusent à réparer ce type de composants, mais globalement, on ne brase les CMS qu’exclusivement dans le milieu de l’industrie robotisée.
Si on ne constate pas réellement, à ce jour, de fiabilité meilleure ou moins bonne entre les deux façons de faire, c’est donc au niveau de la maintenance que peut apparaître le bémol. Un jour ou l’autre, hélas, un synthé peut être amené chez le réparateur, et, à ce jour, le magasin d’électronique du coin de la rue peut être incompétent pour les raisons évoquées plus haut. Et s’il l’est, la facture ne sera-t-elle pas disproportionnée par rapport au prix d’achat du Boog ?
Le bas prix du synthé, même s’il est irréparable par manque de main d’œuvre qualifiée ou réparable mais à un tarif proche de l’appareil lui-même, risque tout bonnement de finir à la casse. Et il « suffira » d’en acheter un autre. C’est là que le facteur temps joue son rôle : si le synthé a offert ses bons et loyaux services pendant trois ans, il aura coûté un peu plus d’une centaine d’euros annuels à son propriétaire.
La bonne nouvelle pour l’acheteur n’en reste pas moins une mauvaise pour l’environnement et nos habitudes détestables de consommateur, puisqu’une fois de plus, nous allons dans le sens de la société du tout jetable.
Les matériaux utilisés
Ici aussi, Behringer fait des économies en vendant une machine plus compacte que Moog comme on le voit sur le dessin ci-dessous avec les vues du haut, puis de profil, et leur poids. Les CMS permettant cette miniaturisation entraînent également une diminution des matières premières utilisées : moins de bois et moins de métal, mais aussi des boutons de contrôle plus petits, seul petit désavantage d’ergonomie. En revanche, du fait de son petit format, le Boog peut se transporter facilement et est véritablement un synthé nomade si son utilisateur le désire.
Légal, moral, normal ?
Certains ont pointé du doigt l’aspect moral du clonage de vieux synthés, alors que la copie de ce type d’instruments est depuis longtemps entrée dans les mœurs. Il y a eu d’abord du clonage virtuel de vieux synthés analogiques, mais avec, la plupart du temps, une participation d’ingénieurs qui avaient été à l’origine de ces instruments ou des proches ayant droits. Vinrent ensuite l’apparition de clones physiques mais, comme on l’a dit, à une échelle plutôt modeste, artisanale ou semi artisanale. Ce qui n’empêchait pas le même type de participation avec d’anciens acteurs du monde du synthé analogique. Et parfois peut-être, aussi, des négociations avec ces derniers et les ayant droits.
Ce qui change la donne et ravive le débat est du au prix extrêmement bas pour du hardware et la puissance de l’entreprise Behringer qui travaille à l’échelle industrielle.
Les reproches sont de deux natures. Le premier est philosophique et accuse Behringer de manquer d’imagination et de se contenter de vendre une copie d’un instrument datant des années 70 au lieu de se consacrer à l’innovation.
Cet argument est d’autant plus discutable dans le monde de la musique que les musiciens eux-mêmes ne sont pas les derniers à demander la réédition de modèles disparus. Rappelons pour mémoire, que la Les Paul renaquit de ses cendres 8 ans après sa disparition du catalogue Gibson parce que les guitaristes la réclamaient à corps et à cri. Des exemples comme ça, il y en a pléthore, et la mode du vintage n’est pas venue par hasard dans le monde des instruments.
Le deuxième reproche est moral : on accuse Uri Behringer purement et simplement de vol. Or, comme on l’a dit, les droits afférant au Mini Moog sont dans le domaine public.
L’accusation, au fond, s’adresse à Behringer du fait de son statut, mais aussi, soyons juste, de la réputation que s’est forgée elle-même cette société. La société, en effet, ne se gêne guère pour badger des produits calqués sur des succès plus ou moins récents d’autres sociétés. Copie de pédale Electro Harmonix ou de table de mixage Mackie, pour ne citer que deux exemples que je connais personnellement pour les avoir eues entre les mains, mais il y en a certainement bien d’autres. (Pour autant, Behringer construit également ses propres produits, dont le synthé Deepmind 12, disponible depuis 2017, moins de 1000 euros).
L’affaire Boog qui alimente quelques commentaires acides ou bienveillants sur Internet fait souvent référence à la veuve de Doug Curtis qui se plaint que les brevets, désormais expirés concernant les nombreux circuits créés par son mari (1951-2007) soient abondamment utilisés aujourd’hui sans qu’elle n’en bénéficie.
On voit bien qu’ici, on mélange un peu deux types de « vol ». Copier des produits de sociétés existantes a d’ailleurs plusieurs fois entrainé Behringer dans des procès alors que le clonage du MiniMoog sera plus difficile à gérer juridiquement.
Conclusion
L’apparition du Boog est un bon marker de notre société. Uli Behringer dit vouloir vendre des instruments de musique à prix démocratique car il regrettait de ne pouvoir lui-même s’acheter les instruments qu’il voulait dans sa jeunesse. Une autre version dit qu’étudiant au conservatoire de Dusseldorf, il constata un manque de matériel qu’il se mit alors à fabriquer pour d’autres étudiants. La vérité est certainement un mix des deux versions, mais le résultat final est que Behringer est aujourd’hui la solution pour les musiciens désargentés, les radins, et les professionnels qui ont ponctuellement besoin d’un matériel donné.
La réalité est là : nous vivons dans une société de consommation où tout le monde veut tout, au prix le plus bas. Et la recette est toujours la même : réduire les coûts de production au maximum.
Pour ma part, j’ai la chance de posséder un Voyager XL, après avoir eu un Voyager. Est-ce que je me sens le dindon de la farce parce que Behringer sort un instrument capable de sonner aussi bien qu’un appareil que j’ai acheté 2500 euros (d’occasion, en 2004 ou 200..) ? Curieusement, pas du tout. Mais ce sentiment est personnel. J’aime les beaux objets, et les Moog en sont. Je n’ai pas eu à manger des nouilles pendant un an et à me serrer la ceinture pour me faire ces cadeaux et c’est tant mieux pour moi.
Dois-je me féliciter de ne pas acheter du matériel fabriqué par des chinois mal payés par souci d’équité ? Je serais bien hypocrite de l’affirmer. dois-je me féliciter de ne pas léser la veuve Curtis par morale ? Je ne connais pas cette dame et je m’en contrefiche ! Dois-je me féliciter, de ne pas acheter un produit qui risque de finir jetable ? Là encore, c’est tant mieux pour moi, mais je serais malhonnête de mettre en avant un quelconque souci écologique impérieux.
Cet article ne prend donc pas partie et met juste en perspective quelques faits.